Aérophilatélie, Décryptage de deux plis catapultés du paquebot Ile de France par Bertrand Sinais, de l’Académie de Philatélie
La 115e vente sur offres Boule du vendredi 9 décembre 2022 proposait deux cartes postales affranchies avec les célèbres PA 3 et 4 de l’Ile de France. Deux pièces qui méritent une petite analyse pour en révéler tout l’intérêt. Ce sont deux cartes avec vue intérieure du paquebot en mention « Edition spéciale de la Cie Gle Transatlantique ». Elles comportent la griffe noire 6 lignes des premiers catapultages effectués par le lieutenant de vaisseau Demougeot. Après l’atterrissage au Bourget peu avant 15 h le courrier est transporté au centre de tri de Paris Gare du Nord qui appose son timbre à date « Paris Gare du Nord Province – A » (16 H 23.08.28). Les 2 cartes arrivent à Marseille le 24 août 1928. Elles ont été écrites par Jules Cohen, contrôleur des Postes à bord de l’Ile de France et concepteur de l’émission. L’une des deux est adressée à sa fille Dina Cohen. Elles portent en haut à droite la signature du négociant marseillais P. Rostan.
lot n° 448 vendu 3114 €
Construit pour la Compagnie Générale Transatlantique (C.G.T.) par les chantiers de Penhoët à Saint Nazaire et lancé le 14 mars 1927, le paquebot Ile-de-France, jaugeant 44 000 tonnes était un des plus gros transatlantiques de l’époque. Luxueux, il effectuait la traversée en alternance avec le paquebot Paris. Parmi son personnel officiait le groom Ptirou qui allait inspirer le personnage de Spirou à son créateur Rob-Vel (Robert Velter).
Le lieutenant de vaisseau Louis Demougeot (à droite) devant l’hydravion à flotteurs et roulettes Lioré et Olivier Leo H 198 F.AIQP.
L’lle-de-France, à la demande du Président de la CGT Dal Piaz, reçut à l’arrière une rampe de catapultage pour un hydravion lancé à 400 miles des côtes, ce qui permettait de gagner une journée au courrier embarqué. C’était une idée de la Direction des Postes, approuvée par le ministre Henri Cheron. Douze voyages aller-retour eurent lieu entre le 13 août 1928 et le 29 octobre 1930.
Le retour du 1er voyage le 23 août 1928 vers le Havre est resté célèbre à cause de l’émission de deux timbres 90 c Berthelot (3000 ex.) et 1F50 Pasteur (1000 ex.) surchargés 10F. pour parer à une pénurie de timbres à 10F. Ce faible tirage déclencha un scandale dans les milieux philatéliques qui alla jusqu’à une question écrite du député J. M. Adam à l’Assemblée nationale.
Ces deux timbres sont restés les vedettes de la poste aérienne française.
23 août 1928 : voyage retour New-York – Le Bourget et émission de deux timbres surchargés
Ce voyage est resté célèbre à cause de l’émission des deux timbres surchargés 10 FR (Berthelot et Pasteur) qui depuis près d’un siècle a fait couler beaucoup d’encre. Après le succès du voyage du 13 août l’agent postal embarqué Jules Cohen constate que le stock de timbres 10F. Merson nécessaire pour acquitter la surtaxe est épuisé (certains considéreront que cette pénurie de timbres de 10F. a été sciemment organisée par Jules Cohen lui-même).
La brièveté de l’escale de New-York ne permettant pas de faire venir un nouveau stock de timbres de France, Jules Cohen se rend au consulat général de France à New-York et expose au consul Maxime Mongendre, qui ne s’y connaissait pas en questions philatéliques et postales, un projet pour pallier la pénurie de timbres de 10 francs. Un procès-verbal de cette entrevue est dressé : « Le seize août 1928, par devant nous, Maxime Mongendre, consul général de France à New-York, officier de la Légion d’honneur, a comparu M. Cohen Jules, contrôleur des postes, à bord du paquebot Ile-de-France, lequel nous a exposé : Que, par suite de l’utilisation en totalité, au cours de la traversée du Havre à New-York, des timbres de 10F. – destinés à l’affranchissement du courrier par avion – il lui serait impossible de procéder à l’affranchissement du courrier au cours du voyage retour, et qu’ainsi le Trésor courait le risque d’être frustré d’une somme pouvant s’élever à quarante mille francs. Que- toutefois, il disposait encore d’un certain nombre de vignettes à 1,50 F. et 0,90 F., lesquelles après avoir été dûment surchargées, seraient susceptibles de remplacer les vignettes à 10 F., faisant défaut. Dans ces conditions, et en raison de l’urgence, avons commis M. Emile Cabella, imprimeur demeurant à New-York, 149 West 24th St, à l’effet d’annuler les sommes figurant sur les vignettes précitées, à raison de mille timbres à 1 50F. et trois mille timbres à 0,90F. et d’attribuer à chacune de ces vignettes par voie de surcharge, la valeur de 10 F. »
La surcharge est réalisée sur 1000 timbres 1 F.50 Pasteur bleu et 3000 timbres 90 c. Berthelot rouge par la French Printing and Publishing Company d’Emile Cabella. Pour des raisons de commodité la surcharge est appliquée sur des panneaux de 50 timbres (20 pour le Pasteur et 50 pour le Berthelot). Des variétés, qui ne semblent pas dues au hasard, existent sur le Berthelot (un écart de 6 mm au lieu de 8 mm entre les barres et les chiffres de la surcharge affectant 5 timbres de l’avant dernière rangée de chaque panneau, ainsi qu’un panneau de 50 timbres avec la surcharge renversée). Au total seuls 5 timbres présentent la double variété surcharge renversée et surcharge espacée. Les deux timbres sont vendus à bord du paquebot Ile-de-France à partir du 16 août. A l’arrivée du paquebot au Havre le 24 août les timbres au type Pasteur sont épuisés et Jules Cohen restitue aux autorités postales les 364 timbres Berthelot invendus. La poste démonétise immédiatement les deux timbres. Le 23 août 1928 l’hydravion est catapulté à 154 miles des iles Scilly, situées à 350 km de la côte ouest de l’Angleterre.
A 11h30 il amerrit en rade de Cherbourg pour un ravitaillement en essence qui prend une heure. A 12h45 il repart pour le Bourget où il atterrit peu avant 15 heures ; les 2 sacs de courrier sont remis aux P.T.T. qui les apporte au centre de tri de Paris Gare du Nord où ils sont triés. L’hydravion a permis de gagner 24 heures sur l’horaire habituel du paquebot qui arrive au Havre le 24 août. Mystérieusement prévenus de l’existence des timbres, une cohorte de philatélistes dont des négociants attendent le paquebot et, après son accostage, cherchent à racheter aux passagers les timbres en leur possession. Parmi eux Rodolphe Docquet, natif du Havre et maire de Bretteville I’Orgueilleuse (Calvados). Dans son organe mensuel « La potinière philatélique » de janvier 1929 il propose une gamme de timbres et de lettres de l’Ile-de-France. Plus tard il s’installera comme négociant à Paris. L’administration des P.T.T. justifie la validité des timbres de l’Ile-de-France par une note du Directeur de l’exploitation postale en date du 14 novembre 1928 :
» … j’ai l’honneur de vous faire connaître que les timbres de 90 centimes et de 1,50 F. surchargés 10 F. au cours d’un voyage du paquebot Ile-de-France ont été valablement utilisés à bord du paquebot pour l’affranchissement des correspondances expédiées par avion. Le reliquat de ces figurines a été retiré du service et il n’entre pas dans les intentions de mon administration de procéder à un nouveau tirage « .
Le Ministre du Commerce est interpelé par le député J. M. Adam dans une question écrite qui figure au Journal Officiel du 21 mars 1929. Il fait une réponse en quatre points où il reconnait que « les contrôleurs des postes à bord des paquebots n’ont pas le droit d’autoriser une émission de timbres et que l’émission visée résulte d’une faute de service qui a reçu la sanction administrative qu’elle comporte « .
De fait Jules Cohen, qui a toujours nié tout enrichissement personnel, ne participera plus à aucun voyage postal jusqu’à sa retraite.
surcharge espacée tenant à normale
surcharge renversée espacée tenant à inversée